N'oubliez pas de réserver l'exposition "Ludwig van Beethoven, sa vie, son oeuvre" auprès de Association Beethoven France et Francophonie, à découvrir sur le site de l'ABF |
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L'ouverture des Créatures de Prométhée : contexte de la création |
Surtout connu jusque là comme pianiste virtuose et compositeur d'une Sonate Pathétique (N°8 op. 13) qui s'était attirée les louanges de l'Allgemeine Musikalische Zeitung, mais aussi de deux concertos pour piano op. 15 et 19 et de ses six premiers quatuors op. 18, Beethoven avait assis sa réputation de compositeur auprès du public viennois avec la création de sa Première symphonie lors de son premier concert à bénéfice, le 2 avril 1800. Ces années pleines de confiance lui permettent de devenir le premier artiste véritablement indépendant, rôle nouveau dans la société qu'aucun autre musicien n'avait tenu avant lui. Rien ne semble alors pouvoir freiner son succès, même si les premières atteintes de la surdité se font déjà sentir.
En 1801, le chorégraphe Salvatore Viganò (1769-1821), maître de ballet de la cour impériale de 1799 jusqu'à son départ pour la Scala de Milan en 1812 et adepte des théories de Jean-Georges Noverre qui voulait retourner au modèle de la pantomime des Anciens, entend monter à Vienne un spectacle qui rompe avec la tradition du ballet simple divertissement pour y exprimer ses idéaux humanistes. Il choisit un sujet d'inspiration hellénistique, Les Créatures de Prométhée (Die Geschöpfe des Prometheus) "ballet héroïque et allégorique" et demande la musique à ce jeune compositeur novateur à l'étoile montante. Étant donné la célébrité du chorégraphe et la vogue dont jouissait alors le ballet à Vienne, cette commande pour ce qui deviendra sa première ouvre scénique était un grand honneur pour Beethoven, un moyen de voir reconnaître une célébrité encore fraîche ; il abandonne aussitôt tous ses projets en cours, dont sa Deuxième symphonie, pour s'y consacrer entièrement. Il compose alors, outre lOuverture, une introduction et 16 numéros, ensemble un peu décousu dà peu près une heure où lon remarque dans le n°5 un solo de harpe, instrument très inhabituel chez Beethoven et qui fait ici lune de ses premières apparitions dans lorchestre romantique, et un solo de cor de basset dans le n° 14. Viganò avait conçu lui-même le texte des affiches qui donne d'intéressantes précisions sur sa conception du mythe :
Si le livret du ballet est aujourd'hui perdu, on a pu le reconstituer d'après diverses sources, articles, partitions annotées de la main du copiste et esquisses de Beethoven, ainsi que par une biographie de Viganò parue en 1838 : Prométhée, fuyant la colère divine sous forme d'orage, rejoint deux statues d'argile qu'il a modelées et leur donne vie. Mais ses créatures semblent privées d'intelligence et refusent de lui obéir, si bien que, de dépit, il songe un instant à les détruire. Au matin, il a l'idée de leur montrer des fruits et des fleurs ; sensibles à cette beauté naturelle, les créatures acceptent enfin de suivre Prométhée jusqu'au Parnasse où il demande à Apollon de leur instruire et de leur accorder raison et sentiments. Apollon invite alors Euterpe et Amphion (ou Orphée, selon les sources) à jouer. Au son de la harpe, les créatures s'éveillent à la sensibilité et se découvrent homme et femme. Une marche militaire annonce la venue de Mars qui les initie à la danses de boucliers. Mais il est suivi de la mort sous les traits de Melpomène, déesse de la tragédie, qui leur révèle leur destinée de mortels et tue Prométhée pour le punir de les avoir condamnés à une si terrible fatalité. La nuit tombe, les créatures implorent l'aide des dieux. Melpomène disparaît et, sur un geste de Thalie, muse de la comédie et des fêtes, un couple vient relever Prométhée qui prend place parmi les dieux. Les deux créatures s'avouent leur amour, un cortège nuptial se forme, Pan et Bacchus entraînent tout le monde dans une danse joyeuse et chacun loue Prométhée et rend grâce aux Dieux. Si Hésiode ou Eschyle avaient fait de Prométhée l'incarnation du rebelle dressé contre l'injustice et la tyrannie, créateur n'obéissant qu'à ses propres lois, père d'une humanité nouvelle, éclairée, heureuse et libre, le contexte historique lui donne en 1801 un sens nouveau. À la suite de Vicenzo Monti, qui dans son Il Prometeo publié en 1797 faisait de Bonaparte le libérateur de l'Italie, sauvant l'humanité du despotisme, beaucoup voient dans ce jeune général français le nouveau Prométhée, un titan capable à son tour de libérer l'humanité en lui apportant les valeurs de la Révolution, le triomphe des Lumières, la liberté contre les tyrannies, l'accomplissement de l'individu. Beethoven partageait très certainement cette vision, comme nous le révèle son secrétaire par intermittence Anton Schindler :
Mais Beethoven devait également connaître le Prometheus de Goethe, écrit en 1774 et sans aucun doute le grand modèle de l'époque pour la compréhension du mythe. L'homme doit affirmer sa propre puissance créatrice, sa part de divinité, en acceptant sa condition de mortel et en ignorant les Dieux qui ne peuvent rien pour lui. Ce poème donne également quelques clés pour comprendre la future évolution du compositeur, à une époque de sa vie où sa surdité devient toujours plus préoccupante et à la veille du Testament d'Heiligenstadt : "T'imaginais-tu, par hasard, Même s'il ne mit jamais ce poème en musique, on en trouve plusieurs fois un écho dans ses lettres, notamment celle du 1° juin 1801 :
Un tel projet avait donc tout pour enthousiasmer un jeune compositeur tout à la fois partisan de Bonaparte et qui se voyait également comme un Prométhée de la musique, affirmant son génie créateur dans son indépendance. Cette illustration musicale, philosophique et politique du mythe de Prométhée trouvera son plein aboutissement quelques années plus tard dans la symphonie Héroïque (N° 3 op. 55, 1806) qu'il voulait dédier au Premier consul, idée paraît-il suggérée en 1798 par Bernadotte alors ambassadeur de France à Vienne, et dont le finale reprend le thème du finale du ballet montrant l'humanité libérée et heureuse. Ce thème est également utilisé dans la Septième contredanse WoO 14, contemporaine du ballet et publiée en 1802, puis dans les Quinze variations pour piano "Eroica" op. 35 en 1802. Même si Beethoven ne semble pas avoir beaucoup apprécié la chorégraphie, il écrit d'ailleurs à son éditeur Hoffmeister le 22 avril 1801 : "Pour dire encore quelque chose de moi, j'ai fait un ballet, mais le maître de ballet n'a pas fait son métier au mieux", l'ouvre est créée au Burgtheater de Vienne le 28 mars 1801 avec grand succès, connaissant vingt-trois représentations consécutives. Il semble même que Haydn l'ait appréciée, si l'on en croit une anecdote souvent rapportée mais peut-être pas authentique. Cependant, elle ne sera ensuite jamais reprise du vivant du compositeur et seule une transcription pour piano paraît chez Artaria en 1801, suivie de la partition d'orchestre de l'ouverture en 1804 chez Hoffmeister. |
Analyse de l'ouverture |
Introduction(3/4 Adagio)
Exposition (2/2 Allegro molto con brio)
Réexposition
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Une ouvre originale |
On a l'habitude de pointer, bien sûr, dans cette ouverture les points de ressemblance avec la Première symphonie quasi-contemporaine. Ils ne sont pourtant pas si nombreux : la tonalité de Do Majeur, la mesure à 2/2 et l'indication Allegro con brio de la partie rapide, ou l'accord de septième de dominante du début, qui avait tant choqué lors de la création de la symphonie. Mais, il semble bien qu'ici Beethoven soit allé encore plus loin dans la recherche d'un effet dramatique puissant, puisque s'ajoutent à cette dissonance des sixtes augmentées (mesure 3), produisant une tension accrue et une errance harmonique qui se résout sur une demi cadence de Do Majeur (repos sur la dominante sol) sans qu'aucun accord joué jusque-là ne semble appartenir à cette tonalité. Pas de doute, cette entrée en matière est un pas en avant vers le style de sa maturité. On rejoint tout à fait ce que décrit Alfred Einstein dans son ouvrage La Musique romantique : "En général, la sonate et la symphonie classique s'ouvrent par l'énoncé du thème, elles commencent par le poser solidement. Le Romantique, par contre, commence par nous entraîner loin du monde ; il n'introduit le thème qu'après nous y a voir préparé, pour bien souligner qu'il appartient à une sphère du sentiment toute différente." Un autre élément également emprunté à la Première Symphonie semble ici encore plus développé. La courte cellule syncopée qui apparaît d'abord aux violons II et alti mesure 25 et suivantes, et qui s'oppose à la régularité des croches qui constituent le thème provient directement de la première symphonie, mesure 57 et suivantes (partie de flûte I), Mais, ici, son développement donne naissance au second thème, entièrement basé sur des syncopes à la flûte et aux clarinettes (flûte mesure 49 et suivantes) En comparaison, le second thème de la première symphonie apparaît nettement plus carré dans ses rythmes. Par ailleurs, même si la composition de l'orchestre est exactement la même que dans la Première symphonie -c'est également le cas chez Schubert ou Schumann- un changement dans la texture orchestrale se fait ici sentir et l'orchestration plus ramassée, plus compacte, aux tutti massifs, semblent délibérément tourner le dos au modèle mozartien. |
Conclusion |
Pour mettre en musique un thème aussi cher à son cour et qui, mieux qu'aucun autre, rendait compte de ses propres interrogations humaines, artistiques et politiques, Beethoven était tenu d'innover ; il expérimente ici quelques aspects qui domineront sa période dite "héroïque" et éclateront dans la Symphonie n° 3. Avant tout, il redéfinit la notion de tension musicale, qui naît ici non seulement de l'utilisation de dissonances certes osées pour l'époque, mais surtout du jeu des métamorphoses d'une cellule rythmique unique qui donne naissance par développements successifs et par oppositions à tous les éléments thématiques. On voit clairement, dans l'analyse rapide proposée, que ce jeu thématique fait naître un conflit dialectique : les thèmes semblent émerger avec peine, se heurtent et ne s'imposent que de haute lutte. L'harmonie, par les dissonances donc, et un emploi très élaboré de modulations rapides, sert surtout à amplifier ce conflit thématique par un jeu de tension/détente qui donne tout son relief à l'opposition des thèmes, mais également à semer de fausses pistes visant à égarer l'auditeur dans la tonalité et la structure. De même, cet antagonisme des cellules thématiques est mise en évidence par une tension rythmique perpétuelle, née de l'opposition répétitive de croches imperturbables scandant la pulsation aux syncopes déstabilisant sans cesse les accents rythmiques, et par des effets de contrastes timbriques qui donnent une écriture orchestrale plus resserrée que dans les ouvres précédentes. On retrouve là quelques traits empruntés à Haydn, bien sûr, mais poussés à un point nouveau ; la puissance dramatique de l'ouvre comme sa dimension expérimentale en font une étape importante dans la maturation artistique du compositeur. |
Les minutages sont donnés
d'après la version dirigée par
Herbert von Karajan Pour une version complète
du ballet, il existe une excellente version
économique : Partition : Ludwig
van Beethovens Werke. Serie 3 : Ouverturen
für Orchester. Leipzig, Breitköpf
und Härtel, 1864-90. |
© Laurent Marty
Publié avec l'accord de l'auteur. |
Lectures recommandées sur ces thèmes |
Le
sacre du musicien : la référence
à l'Antiquité chez Beethoven
Auteur : Elisabeth Brisson CNRS Editions - 2000 Format : Broché - 303 pages ISBN : 2271057213 |
Le
mythe de Prométhée Auteur : Louis Séchan Presses Universitaires de France - 1998 Collection : Mythes et religions Format : Broché - 132 pages 2e édition ISBN : 2130389015 |
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